De l’Equateur au Zimbabwe, leçons de la dollarisation pour l’Argentine
23.11.2023 15:29
© Reuters. Un faux dollar américain avec Javier Milei durant la campagne électorale en Argentine. /Photo prise le 16 novembre 2023/REUTERS/Matias Baglietto
par Tito Correa, Nyasha Chingono et Miguel Lo Bianco
QUITO/HARARE/BUENOS AIRES (Reuters) – Dans les rues de Harare, la capitale du Zimbabwe, comme dans les magasins de Quito, celle de l’Équateur, les billets verts à l’effigie des présidents américains sont devenus monnaie courante depuis que ces pays ont opté pour le dollar dans l’espoir de stabiliser leur économie.
L’exemple de ces deux pays peut servir de leçon pour l’Argentine à l’heure où son président élu, l’ultralibéral Javier Milei, dit vouloir remplacer le peso par la devise américaine pour sortir le pays d’un cycle infernal de dévaluation et d’hyperinflation.
La dollarisation de l’économie – ou a minima l’ancrage de la monnaie locale au dollar – a été vu dans plusieurs pays comme l’ultime moyen de dompter une inflation galopante et de répondre à la perte de confiance dans la monnaie locale, comme ce fut le cas dans les années 1990 en Equateur, confronté à une profonde crise économique, ou au Salvador après la guerre civile.
En Argentine, l’anarcho-capitaliste autoproclamé Javier Milei, élu dimanche à la plus haute fonction du pays, considère la dollarisation comme un moyen de freiner l’inflation, qui approche 150% et qui a plongé quatre personnes sur dix dans la pauvreté.
C’est le choix qu’a fait le Zimbabwe en 2009 quand sa devise – le dollar zimbabwéen – avait perdu toute valeur, plongeant le pays dans une hyperinflation incontrôlable. Le billet vert s’est depuis imposé comme la monnaie d’échange quasi unique, même après la tentative du gouvernement de réintroduire la monnaie locale en 2019.
L’expérience de la dollarisation du Zimbabwe est aussi porteuse d’avertissements que de promesses pour le nouveau président argentin.
De nombreux Zimbabwéens ont vu leurs économies s’évaporer lors de l’adoption du dollar en 2009.
« Ce matin-là, au réveil, il n’y avait plus rien sur mon compte. Plus d’assurance-vie, plus d’assurance-santé, tout avait disparu », a raconté à Reuters Bongiwe Mudau, qui travaillait pourtant dans une banque. « La dollarisation a pulvérisé toutes mes économies. »
Pour cette mère de trois enfants, aujourd’hui âgée de 47 ans, le recours au billet vert n’a pourtant pas été une si mauvaise idée car cela a permis de stabiliser les prix, qui doublaient pratiquement chaque jour depuis un an. En 2009, après l’adoption du dollar, ils ont au contraire reculé de 7,7%, selon les données du Fonds monétaire international (FMI)
« Pour la première fois depuis des années, j’avais pu établir un budget en sachant que les prix n’allaient pas changer. Ça a ramené un peu d’ordre dans l’économie », dit-elle.
TOUJOURS DES PERDANTS
Le Zimbabwe envisage de rester dollarisé jusqu’en 2030 pour préserver cette stabilité retrouvée.
Le tableau n’est cependant pas si rose pour tous les habitants du pays d’Afrique australe.
Moses Mhlanga, 50 ans, qui vend des sucreries dans les rues de Harare pour survivre, se souvient avoir peiné pour trouver des billets verts lors de leur introduction, comme tous les travailleurs du secteur informel.
« Pour certains d’entre nous, il n’y avait aucune source de dollars américains. Nous avons dû en chercher, c’était vraiment très difficile », se souvient-il. « Ça va mieux maintenant parce qu’on s’est habitué à cette monnaie et qu’elle est disponible partout. »
Avec un bémol important : la difficulté à se procurer des petites coupures, plus chères à transporter. « Ça complique les achats, surtout dans la rue. On perd des clients parce qu’on ne peut pas rendre la monnaie », déplore Moses Mhlanga.
L’Argentine elle-même n’en est pas à son coup d’essai avec le dollar. Pendant la plus grande partie des années 1990, elle avait imposé une parité d’un peso pour un dollar qui avait permis de dompter l’inflation.
Mais l’expérience s’est révélée intenable en raison des profonds déséquilibres qu’elle avait créés. Alors que l’économie vacillait, le gouvernement a paniqué et imposé ce que les Argentins ont appelé le « corralito », bloquant l’accès à l’épargne des particuliers ou convertissant de force en pesos leurs économies en dollars. Cette initiative a provoqué les graves émeutes de 2001-2002 et la pire crise économique de l’histoire récente du pays.
L’expérience continue d’alimenter la méfiance des Argentins envers le peso et le système bancaire. Nombre d’entre eux ont placé leurs économies à l’étranger ou les ont glissées sous le matelas, stratégie soutenable tant que les prix n’augmentaient pas mais qui s’est brisée sur la reprise brutale du cycle de dévaluation et d’hyperinflation, qui a joué un grand rôle dans la victoire de Javier Milei.
MILEI FAIT MARCHE ARRIÈRE
Dans les bureaux de change, le dollar se vendait dans les semaines précédant l’élection trois fois plus cher que le taux de change officiel pratiqué par les banques, alimentant un important marché noir.
« On sort d’une époque de convertibilité monétaire. On a connu dix années de stabilité économique qui nous ont permis de planifier, de nous développer, de travailler », considère Nestor Cerneaz, 57 ans, un habitant de Buenos Aires.
« Il était possible d’économiser et d’acheter un appartement. Cette période me manque vraiment. »
Depuis sa victoire à la présidentielle, Javier Milei a lui-même semblé faire marche arrière sur son idée de dollarisation rapide de l’économie argentine, mettant en avant le manque de devises étrangères, le taux de pauvreté élevé ou l’importance du déficit budgétaire.
Il ne dispose en outre pas de majorité au Parlement pour faire adopter une loi en ce sens.
Cette situation devrait encourager les Argentins à regarder du côté de l’Equateur, autre pays sud-américain qui s’est résigné, en 2000, à dollariser son économie.
Après avoir subi pendant cinq ans un taux d’inflation moyen annualisé de 33%, le pays avait rapidement réussi à maîtriser la hausse des prix. Au cours de la décennie écoulée, le taux annualisé s’est établi en moyenne à 1,54%.
« C’était la meilleure solution pour nous à une époque où l’Equateur était dans une mauvaise passe économique », souligne Wilson Andrade, un retraité de 72 ans habitant Quito.
« Avec notre monnaie, on ne pouvait plus rien acheter, tout était trop cher, donc la dollarisation (…) a offert davantage de sécurité aux gens. »
Il y a bien sûr des inconvénients à une telle politique. Le recours au dollar limite la capacité d’un pays à contrôler sa propre politique monétaire. Il rend aussi impossible toute dévaluation, qui peut parfois être utilisée pour maîtriser les déséquilibres commerciaux.
Avec une économie cinq fois plus grande que celle de l’Equateur et une dépendance aux exportations de matières premières agricoles comme le soja, le et le blé, rendues plus compétitives par un peso faible, l’Argentine aurait beaucoup à perdre si elle adoptait le billet vert.
Sur 125 hommes d’affaires argentins interrogés par Reuters le mois dernier, seuls deux s’étaient d’ailleurs dits favorables à une dollarisation totale. Les deux tiers penchaient davantage pour un double système peso-dollar, susceptible selon eux de stabiliser l’économie.
(Reportage de Tito Correa à Quito, Nyasha Chingono à Harare et Miguel Lo Bianco à Buenos Aires ; rédigé par Rodrigo Campos à New York ; version française Tangi Salaün, édité par Bertrand Boucey)